LA RÉVOLUTION TUNISIENNE, TRISTE JASMIN

Publié le par leblogdegeorgesdillinger

 

Le 17 mars 2011

 

L'abomination de l'ordre

 

par Georges Dillinger

 

 


Ben Ali : des louanges internationales à la hargne haineuse


Zine lel Abedine Ben Ali est né en 1936, dans une famille tunisienne de condition modeste. Il a reçu sa formation militaire initiale en France à l'Ecole de Saint-Cyr, puis dans une Ecole de Renseignement et de Sécurité aux Etats-Unis. Devenu général, il est nommé patron de la Sécurité Nationale en 1984. Puis, il devient Ministre de l'Intérieur, fonction que bientôt il cumulera avec celle de Premier Ministre.


Le 7 novembre 1987, sans clameur ni violence, il met fin à la dictature molle d'un Bourguiba gâteux, en prenant sa place à la Présidence du pays. Il ne tarde pas à être considéré internationalement comme le sauveur d'un pays alors à la dérive. Son premier geste au pouvoir ne fut pas celui d'un dictateur : il supprima la présidence à vie dont Bourguiba bénéficiait (?).

Dès le début de sa longue présidence, il pousse sa détermination de faire de la Tunisie un pays moderne, à l'occidentale. De l'aveu de ses vertueux détracteurs actuels – en particulier de l'intelligentsia française -, il a su faire de la Tunisie un pays réellement moderne et même laïque. Les mêmes ont approuvé sa politique favorable à l'éducation et à l'émancipation des femmes. Le décollage économique de la Tunisie fut reconnu avec éclat par Dominique Strauss Khan, patron du FMI, en octobre 2008, lors d'un voyage en Tunisie. Cette personnalité décernait, à ce pays, la palme de "l'exemple à suivre pour beaucoup de pays émergents"…


Non seulement la croissance de l'économie tunisienne était la meilleure de toute l'Afrique, mais ce pays était un modèle pour l'enseignement des jeunes et pour les promotions d'ingénieurs, d'avocats, de professions libérales. Il s'avérait digne d'un grand pays moderne. La puissance, l'intuition, le sens politique de Ben Ali se sont affirmés, tout au long de son règne.


Certes, il y a de nombreuses années maintenant que les droits-de-l'hommistes obsessionnels ont dénoncé le durcissement autoritaire relativement précoce de sa politique. Il n'en reste pas moins que la population lui est restée fidèle : rappelons seulement qu'il a été élu pour un cinquième mandat de Président en octobre 2009, avec près de 90 % des voix, scrutin évidemment contesté par l'opposition.


Au cours de ces vingt-trois dernières années, la différence entre le sort de la Tunisie d'une part et, d'autre part, de sa voisine algérienne est quasiment abyssale. Alors que la seconde est royalement dotée (par la France) de richesses pétrolières et gazières considérables, elle continue à croupir dans la stagnation et la morosité, tandis que la Tunisie a connu une évolution économique, sociale et culturelle, déjà évoquée ci-dessus, et qui en a fait un pays moderne. D'où vient la différence ? D'où vient ce miracle ? Je n'hésite pas à répondre simplement, ce fut principalement la présidence de Ben Ali.

 


 

Les nécessités d'un durcissement autoritaire


En effet, à la misère matérielle et spirituelle de l'Algérie s'est ajoutée, depuis janvier 1992, une guérilla répétitive entretenue par les fondamentalistes, qui tourne à la guerre civile étant donnée la répression radicale exercée par l'armée algérienne.

 

Depuis 1987 au contraire, ce fut, avec la présidence de Ben Ali, le maintien de la paix, condition préalable au bonheur des populations par leur prospérité. Tout se paie. Pour sauvegarder cette paix en dehors de laquelle rien ne se construit, le Président a dû effectivement, au long de ces 23 ans, opérer un durcissement envers les formes d'opposition, soit de contestation systématique, soit de revendication sociale annonçant les menées révolutionnaires, soit de prêches réactionnaires des nostalgiques de la charia.

Cette obligatoire durcissement progressif de sa politique la conduit à mettre la main sur la presse et sur les syndicats. La paix ne valait-t-elle pas quelques entorses au sacré-saint principe de la liberté d'expression laquelle trop souvent annonce et prépare la liberté de douter de tout et de n'importe quoi ? En outre, n'existe-t-il pas de par le monde bien des pays arabes dépourvus de toute liberté d'expression sans qu'ils soient l'objet des aboiements haineux de la meute de nos chacals français ? Quant à l'islamisme, il semble que le Président ait tenté d'y faire fin en quelque sorte de façon préventive. Trop d'exemples au monde prouvent que si ce n'est pas "très tôt", c'est rapidement "trop tard". Sous le règne de Ben Ali, le plus grand leader islamiste tunisien Rached Ganouchi[1] n'a jamais été autorisé à résider sur le territoire tunisien. Le parti islamiste Ennahda n'a jamais été légalisé. Et quand quelques bandes armées islamistes et terroristes se sont introduits frauduleusement sur le territoire tunisien – évidemment en provenance de l'Algérie –, des opérations de nettoyage les ont rapidement expédiés au paradis de Mahomet. Aurait-il mieux valu suivre l'exemple algérien où la guerre contre l'islam aurait fait – d'après les autorités algériennes elles-mêmes – plus de 150 000 morts en une vingtaine d'années ?


Les détracteurs du Président – c'est-à-dire en quelques semaines la Terre entière – nous expliquent doctement les crimes de sa politique, même à l'égard des islamistes – ce qui est surprenant pour une intelligentsia habituellement aussi laïque - : les islamistes de Tunisie s'apparenteraient, nous dit-on, au parti turc intégré à la société civile et ne commettant nul acte délictueux (c'est eux qui le disent). En aucun cas en Tunisie, il ne se serait agi d'islamisme radical. Dans le doute, Ben Ali a eu la sagesse de ne pas partager cette conviction bienveillante et d'en faire prendre le risque à son pays.


Quand aux droits-de-l'hommistes, au crime insurpassable de mesures répressives à la liberté d'expression, ils ajoutent et dénoncent des arrestations arbitraires, des détentions préventives, des incarcération de prisonniers politiques et des tortures pratiquées dans les commissariats. Qui pourra faire le tri de l'importance quantitative de ces faits, de leur réalité et des exagérations ?

Qui pourra faire la balance entre des horreurs ainsi commises d'une part et, d'autre part, la guerre civile dont elles ont empêché l'éclatement.


Notons qu'en France, ce qui peut s'exprimer – médias et politiciens – considérait naguère que Ben Ali avait rendu un grand service à la Tunisie, et par conséquent au monde, en évitant à son pays les horreurs de l'islamisme et du terrorisme menaçant toujours d'être contagieuses. Et la France, dans son ensemble, appréciait de pouvoir y installer des filiales de ses entreprises, de profiter de ses plages, de son soleil, de ses paysages et de ses dattes, des Club Med' et des oasis en toute sécurité. Et combien de politiciens et d'intellectuels qui furent longtemps les "copains" de Ben Ali sont devenus subitement les plus enclins à l'accabler.

 


Un récent article de Jean Cochet (Présent, 5 février 2011) nous en apprend de belles que les grands médias et les grandes consciences ont peu dénoncées à l’époque. En 1992, nous explique-t-on, le Président tunisien épousa en secondes noces une coiffeuse de 35 ans, Leïla Trabelsi. De très basse extraction, cette très belle femme était la seule fille d’une fratrie de onze enfants. Aussitôt installée à la présidence, cette femme allait pratiquer un népotisme éhonté, plaçant ses voyous de frères et de neveux aux postes les plus juteux du régime où ils pouvaient, en dépit de leur totale incompétence, racketter tout le système financier et économique de la Tunisie.

En quelques années, Leïla allait transformer le régime autoritaire de son mari en un pouvoir mafieux, mettant tout le pays en coupe réglée. "Le clan" est aujourd'hui accusé d’avoir détourné cinq milliards de dollars. Cherchez la femme, dit-on souvent. En fait, chercher la vérité est peut-être plus difficile encore.

 

 


Le déclenchement de la subversion révolutionnaire


Le malaise général qui affectait la population tunisienne en cette fin d'année 2010, allait évoluer vers l'action subversive par un mouvement a priori assez inattendu au sein d'une profession libérale : ce fut la grève des avocats tunisois pour protester contre les restrictions apportées par le gouvernement.

Un avocat français, en visite à Tunis à cette époque, dont l'idéologie favorable à la révolution est attesté par le fait que R.F.I. lui était largement et longuement offerte, "les avocats du barreau tunisien rencontraient des difficultés considérables avec le gouvernement, avec un courage et une visibilité qui forcent le respect"… que c'est beau !

 


Mais c'est un événement individuel, tragique, qui allait enclencher le destin le 17 décembre 2010 à Sidi Bou Zid. Un jeune diplômé qui n'avait jamais trouvé d'emploi, avait décidé pour survivre de proposer à la vente publique dans les rues de cette ville des fruits et des légumes sur un étal misérable. Cette vente se faisait sans les autorisations légales et un beau jour, la police a saisi la marchandise. écidément acculé à une misère insupportable, le jeune a décidé de mettre fin à ses jours en s'immolant par le feu. On nous a expliqué "qu'il incarnait la détresse des jeunes chômeurs et l'humiliation vécue au quotidien par les Tunisiens". Toutefois, l'horreur du supplice auquel il s'est offert lui-même, ne paraît pas significatif de l'ampleur de la pauvreté et du malheur éprouvés par le peuple tunisien ou par sa jeunesse.

Ce cas individuel ne s'explique, semble-t-il, que par un état mental hors du commun. Il n'empêche que le feu auquel il s'est livré, allait allumer le brasier de la révolution. La Tunisie n'en est pas sortie.

 


De Sidi-Bou Zid l'embrasement s'est communiqué à Reguet, Kasserine? etc. Si tout au début les grands centres urbains étaient restés un peu à l'écart, les manifestations n'ont pas tardé à s'étendre à Tunis et à Sfax.

 

Dans l'ensemble, la révolution et ses tentatives de répression ont été beaucoup plus meurtrières que n'avaient été les émeutes algériennes un mois auparavant. Par exemple, pour le seul week-end du 8 au 9 janvier, on relevait 35 morts et le bilan actuel – au moment où j'écris - doit être de l'ordre de plusieurs centaines de personnes trucidées.

En règle générale, l'armée a refusé de tirer sur la foule. Par contre, la police qui à l'origine était beaucoup plus soumise au Président, a été acculée à ouvrir le feu dans de nombreux cas. Les grenades lacrymogènes ont elles-mêmes fait des morts dont un jeune franco-tunisien. On en a d'ailleurs parlé en France, de façon peut-être un peu disproportionné.

 


Contrairement encore aux émeutes algériennes, la révolution tunisienne s'est appuyée sur la société civile, sur la plus grande centrale syndicale (U.G.T.T.) et sur les couches les plus diverses de la population. On nous dit qu'elle a impliqué tout le monde : des élites, des artistes, des intellectuels, des professions libérales et jusqu'aux gens les plus modestes.


Internet – qui s'en étonnera – a joué un rôle capital et contribue à expliquer la simultanéité de l'embrasement. En effet, une certaine communion d'idées, attestée et prouvée par la toile, contribue à raffermir les hésitants et à pousser chacun à l'action dans une grégarité pleine d'attraits. Le 11 janvier encore, le Président Ben Ali tient bon. Dans un message à la population, il présente les manifestants comme "des voyous cagoulés et des terroristes".

Les actions révolutionnaires n'ont fait que se renforcer jusqu'au 14 janvier. L'hôpital Charles-Nicolle était détruit, une prison envahie et les prisonniers jetés à la rue. Il est certain que la fermeture des écoles et de l'Université par le gouvernement du Président fut une mesure plutôt négative, livrant à la rue des jeunes inoccupés, à l'exemple de la pègre, à l'attrait de la violence. Quoi qu'il en soit ce fut, jusqu'au 14 janvier, le visage hideux de la révolution avec son cortège de feu, de sang et de larmes. Une foule déchaînée s'est livrée au massacre, au pillage et à toutes sortes d'exactions, sous le masque et le prétexte d'améliorer sa situation économique et politique.


Brusquement, à la surprise générale, le Président Ben Ali cède son fauteuil et s'enfuit de Tunisie en avion avec une partie de sa famille. Deux mots de commentaire sur le contexte international de ce départ surprise. Le 13 janvier – la veille du départ de Ben Ali ! – la dame Alliot-Marie, notre Ministre des Affaires Etrangères – et oui ! –, proposait au Gouvernement tunisien, le savoir-faire reconnu dans le monde entier de nos forces de sécurité pour aider à mâter les manifestants avec le moins d'effusion de sang possible. Nous connaissons la Dame comme une spécialiste de la gaffe.

Celle-ci nous surprend malgré tout par sa grosseur. Quant aux Etats-Unis, jamais innocents de rien dans le monde – pour nos médias au moins -, ce serait sur leurs instances pressantes que le Président aurait renoncé au pouvoir et, grâce à leur aide persuasive, qu'il aurait reçu refuge à Djeda en Arabie Saoudite…


On n'aurait pu attendre de ce départ qu'il calma le jeu. Il n'en a rien été.

 

 

 

L'après Ben Ali : on prend goût à la révolution


La journée du 14 janvier – revenons-y – fut particulièrement chaude : "Des hommes armés de sabre et de bâton ont semé la terreur dans plusieurs villes du pays et notamment à Tunis. C'est alors que fut détruit l'Hôpital Charles-Nicolle comme cela a été évoqué ci-dessus. Toujours sur R.F.I. : selon des témoins, il pourrait s'agir, avec ces bandes, "de miliciens" du pouvoir et du R.C.D.

Après le départ de leur patron. En vérité, on s'étonnera que les miliciens d'un patron aussi redoutable n'aient été armé qu'aussi misérablement. Les exactions de ces bandes qui n'ont fait que se multiplier dans les jours qui ont suivi, représentées par les médias comme la principale source de désordre après le départ du Président, ont affecté les biens privés, des villas, des magasins mais également des édifices publics.


En fait, qui constituaient ces bandes ? D'après certains propos, il s'agit d'une pègre haineuse. Mais plus souvent, se trouvent mis en cause par nos médias menteurs des miliciens, héritage terrible du pouvoir dictatorial voire des militants de la garde personnelle du Président déchu qui comprenait environ 300 personnes.

C'est ainsi qu'on évoque, à Tunis, des miliciens qui tirent un peu partout dans la rue pour semer le désordre et le chaos. Depuis ce 14 janvier fatidique jusqu'à la date où j'écris, on a pu dire que la tension mais aussi la peur règne en Tunisie. Des échanges de tirs répétés se sont produits en particulier dans le centre de Tunis près de la fameuse avenue Bourguiba entre des "miliciens et des policiers". Il incombait à la police en particulier de déloger – c'est-à-dire d'abattre – des tireurs d'élite (Snipers) qui se trouvent sur les toits d'immeubles du centre ville.

 


 

Les évènements


Quelques indices permettent de mettre en doute cette présentation totalement manichéenne. Quand on nous explique que le bâtiment du R.C.D. – le parti de Ben Ali – a été envahi et que les immenses lettres du mot rassemblement fixées sur l'immeuble ont été jetées au sol, ces manifestations ne sont pas le fait des "anciens partisans de Ben Ali" ou des membres R.C.D.. Quand on nous décrit les actions de comités de vigilance populaire se mettant en place spontanément constitués de "jeunes" armés de bâton, de couteau qui créent des barrages et arrêtent des voitures pour voir si elles ne recèlent pas d'armes, ce ne sont pas des miliciens. On a appris aussi que l'armée – qui risque de rester la seule maîtresse du terrain – aurait donné le 17 janvier l'assaut au Palais présidentiel de Carthage, dans lequel se seraient retranchés des éléments de la garde du Président.


Après cette brève évocation des violences de la révolution tunisienne voyons le nom qui lui est parfois donné : Révolution du Jasmin. Les noms de fleurs attribués depuis des décennies à des révolutions qui naissent çà et là - telle la Révolution des OEillets au Portugal – évoquent des ruptures politiques qui se sont produites sans que le sang ne coule. La locution paraît pour le moins inadaptée aux évènements récents et actuels de Tunisie.


La fuite du Président Ben Ali n'a nullement désarmé la haine et la hargne des révolutionnaires et de leurs supporters internationaux. Le 17 janvier, le Gouvernement français avait fait savoir qu'il bloquait les avoirs en France de Ben Ali. Cette passion mauvaise s'exprime jusque dans la sémantique. R.F.I., toujours en tête des puissances du mal, ne parle-t-elle pas de Ben Ali et de sa dernière épouse (sic). Jamais personne n'a parlé en ces termes de Madame Carla Sarközy dont le mari a lui aussi un passé… Par ailleurs, 33 membres de la famille du Président soupçonnés de "crime contre la Tunisie" ont été arrêtés rapidement. Une enquête est ouverte pour qu'ils soient traduits en Justice sous l'accusation "d'acquisitions illégales de biens, de placements financiers illicites à l'étranger et d'exportation illégale de devises".

 

Et la France a fait savoir qu'elle se tenait à la disposition des autorités tunisiennes pour examiner le sort des biens immobiliers, en France, du président tunisien déchu. Enfin, un mandat d'arrêt international aurait été lancé contre l'ancien président.

 


 

La recherche infructueuse d'un régime de transition


Pour l'instant, la force de cette révolution qui n'en finit pas, semble être l'implication d'une partie importante de la population tunisienne. Comme je l'ai dit ci-dessus, le recours intensif à Internet (Facebook et Twitter) contribue à expliquer ce succès. Mais au-delà des défilés, des manifestations, des slogans hurlés en cœur, des déprédations, de la détermination de manifestants s'offrant aux coups de la police, quelle aptitude peut présenter ce mouvement pour accoucher d'un nouveau régime ? Il semble en l'état actuel des choses que cette lacune soit sa grande faiblesse. Pas de structuration, pas de direction, pas de tête. La révolution s'est jusqu'alors révélée tellement incapable de proposer une alternative au régime déchu que c'est un homme du système, Mohamed Ghanuchi, qui, pendant plus d'un mois, a présidé un gouvernement dans lequel, à l'origine, une demi-douzaine de ministres – parmi les plus importants dont Ghanuchi lui-même – n'étaient autres que des membres du R.C.D., ainsi que le Président Fouad Mebaza !

Les manifestations n'ont donc pas cessé à Tunis contre un gouvernement aussi compromis, sinon souillé. Des élections législatives sont envisagées pour dans 6 mois, dit-on. Mais que se passera-t-il dans un délai aussi long, dans un vide politique aussi total, avec une population – en particulier les jeunes - aussi surexcitée ? Le parti islamiste Ennadha a finalement été autorisé à revenir après des décennies d'exclusion et l'on a assisté au retour en Tunisie du leader islamiste incontesté, Rached Ghanuchi – simple homonyme du Premier Ministre -.

 


Il est à craindre que, même si les fondamentalistes n'ont eu qu'un rôle tout à fait mineur dans le déclenchement de cette révolution, ce soit eux qui y mettent fin.


Du point de vue événementiel, après le week-end du départ de Ben Ali le lundi 17 janvier, un gouvernement de transition s'est mis en place et la composition de ce dernier a suscité un rejet de la population – ou au moins des ultras – et par conséquent, de nouvelles manifestations y compris durant les heures du couvre-feu. Trop de ministres portaient la souillure d'être membres du R.C.D. ou de l'avoir été. Dès le 17, Foued Mebaza et le Premier Ministre Mohamed Ghanuchi démissionnaient du R.C.D.

Cet état de chose entraînait, dès ce même 17 janvier, la démission d'un ministre issu de l'opposition. Restait cependant une demi-douzaine d'anciens ministres du R.C.D. à des postes-clefs. Devant ce scandale, rapidement trois autres ministres, relevant de l'opposition - dont un représentant de la puissante U.G.T.T. - présentent leur démission. A leur gré – et à celui des manifestants – on ne s'acheminait pas assez rapidement vers une transition réellement démocratique. L'U.G.T.T. – qui avait joué un tel rôle dans la conduite de la révolution - ne tarde pas à faire savoir qu'elle ne reconnaît pas la légitimité du nouveau gouvernement. Enfin, le chef d'état-major de cette armée qui avait plutôt la sympathie des manifestants, lance un appel pour le retour au calme, la cessation des manifestations, le respect du couvre-feu. L'appel qui est écouté, n'est pas entendu. Au total, on a pu dire que la transition s'accomplissait dans un désordre sanglant !

 

 


Les sources de l'embrasement révolutionnaire


 Je reviendrai plus bas sur l'aspiration démocratique. La démocratie, c'est un mot, un mythe, un slogan dont on attend le remède à tous les maux. Mais quels sont ces maux en profondeur ? Ben Ali, profondément imbibé de la culture et des idéologies françaises, s'est d'abord efforcé de diminuer l'hégémonie de l'Islam – et de ses propagandistes – pour faire de l'Etat tunisien un véritable Etat laïc. Comme rappelés ci-dessus, les observateurs internationaux de bonne foi ont apprécié le décollage économique de la Tunisie, avec les meilleures performances de l'Afrique. Mais cela devait s'avérer insuffisant et la participation des jeunes aux émeutes de la révolution attestent l'importance et la gravité du chômage. Un témoin des émeutes, interviewé sur une radio, expliquait que "la police a tiré sur des jeunes qui manifestaient pour le droit au travail" (sic).


Au-delà, Ben Ali a formé ou a laissé se former des élites, le plus souvent débarrassées de la structuration sociale et mentale qu'apportait l'Islam : des artistes trop souvent anarchistes par tempérament ou pour faire admirer leur liberté d'esprit ; des avocats pétris du souci obsessionnel des droits de l'homme ; des intellectuels qui poussent les autres à l'action ; des maniaques de Facebook ou de Twitter qui veulent, avec leur clavier, se faire aussi forts que les grands révolutionnaires de l'histoire.


En quelque sorte, Ben Ali a trop bien réussi dans ses objectifs. Il était plus difficile qu'il l'a cru sans doute de dégager un pays arabe de la pesanteur de l'islam et d'en faire un pays occidental. Car les pays occidentaux sont foncièrement de tradition chrétienne. C'était une gageure. Et cela vaut et vaudra pour beaucoup de pays musulmans.

 


 

Enfin la solution miracle, la démocratie

On peut tout entendre sur ce sujet tabou. La palme de la débilité revient probablement à ce porte-parole du ministère des Affaires Etrangères (ministère français s'entend) : "Nous le répétons car c'est important de le répéter : dans le contexte nouveau, seul le dialogue peut apporter une solution démocratique durable à la crise actuelle."

Mais, grand Dieu, le dialogue entre qui et qui dans le contexte tunisien présent ? On se sert de maux fétiches pour dissimuler la vacuité de la pensé. On ne me fera pas croire qu'aujourd'hui les Tunisiens attendent de la démocratie un renouveau économique, du travail pour tous, des emplois pour les diplômés à la hauteur de leur diplôme et de la viande à tous les repas. Ce dont ils ont soif, c'est de cette valeur sacrée qu'est la liberté d'expression. C'est sans doute le nœud du problème.

 


Remarquons d'abord qu'il est des exemples contemporains où une démocratie – une des plus vieilles du monde – ne bénéficie pas d'une liberté d'expression indiscutable. Pour ne pas aller trop loin, je prendrai l'exemple de la France avec ses lois Pleven, Gayssot, Lelouche et autres, avec sa Halde et ses oukases extravagants, avec ses innombrables procès politiques aux journaux d'information mal pensant, avec un Vincent Renouard, père de huit enfants n'ayant jamais tué une mouche, en prison pour des années pour des propos malséants. Il est encore permis d'espérer que les Tunisiens connaîtront une démocratie moins menteuse et moins hypocrite.

 


En revanche, une liberté d'expression totale "celle dont bénéficie le Mal pour s'exprimer en France" s'enchaîne automatiquement avec une liberté de comportement également illimitée. Des campagnes publiques, animées en France par quelques intellectuels malfaisants en faveur de l'avortement, ont précédé la législation accordant aux femmes "le droit à l'avortement".

En tout état de cause, c'est la condition favorable à un déchaînement de l'individualisme qui pulvérise littéralement une société. Avec cette désagrégation, le bien commun s'efface. Quand les Tunisiens réclament la démocratie, ils aspirent précisément au règne chez eux de l'esprit des Droits de l'homme. C'est-à-dire qu'ils veulent l'effacement de toute autorité morale, de toute hiérarchie, de tout respect de la tradition, de toute entrave aux aspirations anarchisantes de l'individu. J'ai entendu un Tunisien dire au micro : "ce sera la démocratie ou le chaos". Non, ce sera le chaos par la démocratie. On y court.


En fait concrètement, pour l'immense majorité des Tunisiens, la réclamation avide de la démocratie prend sa source dans une assimilation entre démocratie d'une part et modernité des pays occidentaux d'autre part. La seconde représente un idéal indépassable ; la première, pense-t-il, en est le passage obligé. J'ai souligné par ailleurs (Présent. 9 déc. 2010)[2] le caractère vicieux de cette assimilation entre la démocratie et le bonheur parfait (prétendu) des régimes politiques occidentaux. Je ne reprendrai ici que le squelette de l'argumentation.

 


Il y a d'abord ce que j'ai appelé le "ventre". D'une façon générale malgré notre appauvrissement progressif, aggravé par la crise récente, la misère est moins générale et moins profonde, chez nous, qu'elle ne l'est dans les pays arabo-musulmans. Les super-marchés, les boulangeries y sont mieux approvisionnés. Les rues y sont en général plus propres. Les services publics y fonctionnent à peu près normalement. En outre, les émigrés chez nous – y compris les Tunisiens - bénéficient de ce qu'ils n'avaient pas chez eux : des allocations infinies, la santé gratuite, les maternités, les crèches, les écoles, les logements voire plusieurs logements pour les polygames et d'assistances sociale et juridique, etc.. Mais  en vérité, en quoi notre supériorité matérielle doit-elle être mise au crédit de la démocratie. Le différentiel n'était-il pas aussi béant au début du 19ème siècle entre la France et l'Afrique du Nord ou tel ou tel autre pays africain ? Et peut-on vraiment croire que l'installation d'une vraie démocratie fera trouver à ces peuples d'Afrique du Nord l'appétence au travail et l'efficacité souhaitable ?


Mais l'esprit est au-dessus du ventre. Plus encore que le matériel, ce qui séduit les Nords-Africains et les attire dans les pays occidentaux, ce sont les mentalités qui y règnent, disons plutôt qui y règnent encore un peu. Alors que dans les pays arabo-musulmans, les personnes rencontrées dans la rue ou dans les magasins ont souvent une visage austère, sinon morose, ce qui faisait encore récemment la "douce France", avec "les chansons et les rires", l'accueil au voisin ou au voyageur et la charité… c'était notre tradition chrétienne et en rien la démocratie. Non, superposer la démocratie à la tradition de l'islam n'amènera pas de miracle. Tout naturellement, elle sera pire que la démocratie superposée à la tradition chrétienne dont elle est issue. Elle ne pourra qu'accélérer, dans les pays arabes, l'embrasement de ces brûlots qui livrent nos civilisations occidentales à un nihilisme total, à un immoralisme absolu, à la mort d'institutions fondamentales comme le mariage ou la famille, à la perte de tout encadrement social, à la désagrégation irrémédiable de la société.

 

On comprend l'attirance quasiment magnétique que la démocratie exerce sur les esprits tunisiens. Elle profite des attraits dont sait se parer le diable.

 


 

Les répercussions pour la France


Voyons d'abord les conséquences directes ou indirectes de cette révolution pour la France elle-même. Ainsi, on a pu lire dans la presse – et avec quelques surprises je l'avoue – que la France entretenait quelques 1250 filiales d'entreprises sur le sol tunisien, filiales qui emploieraient plus de 100 000 salariés locaux. Nul ne sait ce qui sortira de la révolution, mais chacun peut mesurer le danger qui se profile pour ces filiales françaises dans cette Tunisie nouvelle.


Une autre conséquence plus grave met en jeu les populations. Au cours des évènements de la deuxième quinzaine de décembre et de la première quinzaine de janvier, on n'a pu qu'être frappé par le manque d'anticipation et de compréhension des politiciens français au sujet des évènements qui affectaient la Tunisie et qui allaient s'enchaîner inexorablement. Est-ce étonnant avec des ministres des Affaires Etrangères tels que Kouchner ou la dame Alliot-Marie et leur ineffable Président ? Mais il est plus important encore de comprendre que l'ampleur des revirements des politiciens français, la veulerie de leur réaction, leurs déclarations empêtrées s'expliquent souvent par le souci "de ne pas mécontenter les 800 000 Franco-Tunisiens présents sur notre sol". On savait déjà que les innombrables "chances pour la France" pèsent si lourd sur nos finances publiques, défigurent notre population où les sous-chiens deviennent souvent minoritaires, entretiennent parfois la délinquance.

On constate maintenant qu'ils interviennent jusque dans la conduite de notre politique internationale. Le fait est d'autant plus redoutable qu'à l'évidence aussi bien les émeutes démarrées dès décembre 2010 en Algérie que la révolution tunisienne actuelle auront pour premier effet – pour nous – une recrudescence numériquement importante et socialement catastrophique de l'émigration de ces pays vers une France dont ils apprécient les bienfaits sans lui porter le plus souvent  ni amour ni estime ni reconnaissance.

 


 

L'importance des réseaux sociaux : la démocratie maximale


Un autre fait majeur doit être souligné qui d'ailleurs s'inscrit dans un de mes thèmes de prédilection. Je veux faire allusion à l'importance de l'évolution techno-scientifique dans la marche et le fonctionnement de notre société mondialisée, évolution sociétale dont la quasi-totalité des analystes persiste à ne trouver d'explications qu'économique ou politique.

 

En l'occurrence, il s'agit du jeu déterminant des réseaux sociaux dans ces révolutions, leur simultanéité sur des milliers de kilomètres, leurs principales caractéristiques. On ne me fera pas croire que la révolution qui a éclaté le 17 décembre à Sidi Bouzid et s'est propagée de là à toute la Tunisie – jusqu'à Foum-Tataouine au moins – à la vitesse d'un vent de mort, correspond à des aggravations drastiques, brutales et simultanées des mobiles invoqués (chômage et crise économique, mesures répressives à la liberté d'expression).

 

Certes, on peut évoquer un mécanisme à seuil : le ras-le-bol devant ces motifs réels aurait atteint le point où le couvercle de la marmite a sauté. Mais ce mécanisme à seuil, possible au demeurant, ne rend pas compte de la simultanéité fulgurante du déclenchement de la subversion. En revanche, ce qui en rend compte et qui explique toutes les caractéristiques de cette révolution, c'est, encore une fois, le jeu des réseaux sociaux surtout, dit-on, de Facebook et de Twitter. Bien entendu et a fortiori, c'est ce même moyen technique qui rend compte de la fameuse contagion de la révolution qui se propage à des milliers de kilomètres.


Tout le monde a en tête la révolution égyptienne ou les mouvements observés dans le Grand Proche-Orient (Bareïn, Yémen, etc.) et l'Afrique du Nord. Mais on a évoqué dès la fin janvier que les pouvoirs publics chinois cherchent à imposer des restrictions d'accès à ces réseaux pour que ne soient pas inoculée, à leur population, l'envie forcenée de combattre sur le champ des maux dont ils s'accommodaient depuis des décennies.

 

 

 

La démocratie pulvérisée


Le rôle révolutionnaire – au double sens du mot technique et politique – de ces réseaux est d'autant plus frappant qu'il vient d'affecter et affecte encore des pays musulmans ou de tradition musulmane. Pourtant, ce sont là des pays traditionnellement empêtrés dans leur arriération technique, dans l'anachronisme de leur structure sociale, dans un certain respect de leur hiérarchie naturelle ou au moins héritée du passé. Bref, le contraire de la démocratie.

Or, la mise en œuvre "révolutionnaire" de ces réseaux sociaux constitue, en quelque sorte, une exacerbation de la démocratie.

 

Chez les Occidentaux, si fiers de leur régime démocratique qu'ils veulent l'imposer au monde entier, la démocratie – c'est-à-dire étymologiquement le pouvoir du peuple – est en fait confisquée par les réseaux activistes - la franc-maçonnerie et les associations bien connus –, les médias, les appareils politiques des partis, etc.. Mais au contraire, quand des multitudes de Tunisiens – ou d'Egyptiens, de Yéménites, de Libyens, etc. – se mettent à leur clavier, échangent ce qui leur passe par la tête, se confortent mutuellement dans une détermination à l'origine balbutiante, se poussent mutuellement à l'action subversive pour échapper à l'ennui et à la morosité pour retrouver une grégarité éliminée par la modernité et le laïcisme, alors en vérité on est en présence d'une forme nouvelle de démocratie : une démocratie radicalement métamorphosée.


Que recouvre en réalité pour chacun des internautes cette vertueuse demande de démocratie ? C'est l'attente de l'installation d'un régime qui ne contraindra plus rien (quelle naïveté !). Ils seront libres de leur pensée et de leur comportement, libres de satisfaire leurs envies, leurs pulsions.

 

Dans cette république des internautes, il est évident qu'il n'y a plus de place pour une orientation réfléchie de la politique. Il n'y a surtout plus de place pour prendre en compte le souci du bien commun, c'est-à-dire de l'avenir d'une nation et d'un peuple. Ainsi introduite, cette exigence de démocratie est maximaliste.

 

Au-delà de celle-ci, il n'y a plus rien et le phénomène signe peut-être une rupture sans précédent des conditions de vie de notre humanité.



[1] - Ne pas confondre avec Mohamed Ganouchi, Premier Ministre à l'heure où j'écris ces lignes. 

[2] Cet article publié deux mois avant le début des émeutes en Algérie et en Tunisie s'est révélé prémonitoire.

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