LA "MODERNISATION" DES SOCIÉTÉS ARABO-MUSULMANES

Publié le par leblogdegeorgesdillinger

 

Le 14 avril 2011

 

LA "MODERNISATION" DES SOCIÉTÉS ARABO-MUSULMANES

 

 

par Georges Dillinger

 

 

 

L'immobilisme traditionnel des sociétés arabo-musulmanes

 

 

Alors que la religion chrétienne qui a littéralement moulée la civilisation de l'Occident fut propice à une évolution sociétale et à l'émergence constante de progrès techniques et scientifiques, l'islam -depuis les prêches de Mahomet- a pesé de tout son immobilisme intrinsèque sur les Arabo-musulmans. Allah n'a-t-il pas confié une véritable suprématie aux Arabes sur toutes les autres sociétés ? Les révélations de l'ange Gabriel se sont faites d'ailleurs dans cette langue, lui conférant une véritable sacralité. Le Coran est formel : "vous êtes la meilleure patrie manifestée pour les humains" (3-110). Ces élus de la Création pouvaient en vérité laisser les autres s'échiner dans une interminable quête du progrès. Contrairement à l'Evangile dont le message étouffait de charité et non point de politique, le Coran est à la fois théologie et code de vie sociale, c'est-à-dire politique. La confusion du domaine religieux et du domaine profane est totale puisqu'elle s'enracine dans la révélation.

 

A cela s'est ajoutée l'Histoire. Aux 10-11ème siècles, la civilisation musulmane a connu l'âge d'or des califes qui fut l'apogée du parcours terrestre de cette religion. L'époque fut marquée par une puissance, un prestige et un poids culturel et économique qui ne pouvaient être suivis que par un déclin. S'éloigner d'une tradition presque millénaire et si glorieuse aurait été aberrant. Le musulman est donc naturellement plus tourné vers le passé que vers l'avenir.

 

La vie en tribus a imposé une hiérarchie particulièrement pesante. Les éléments constitutifs de la tribu consistaient en familles quasiment claniques sous l'autorité du cheir.  La personne n'existait pratiquement pas en tant que telle. L'individu n'avait même pas de nom patronymique : chacun était un tel fils de un tel. Dans le couple procréateur ou dans l'association polygame, la femme était frappée d'une discrimination négative sévère : violence conjugale banale, code juridique et successoral en sa totale défaveur. Cette relégation sociale des femmes constitue certainement une des clés du retard et de la stagnation de la société arabe.

 

Bien entendu, pas plus dans le monde contemporain que dans l'histoire, aucun pays arabo-musulman n'a connu de régime démocratique. Quand, au-dessus d'une simple mosaïque de tribus, un état est apparu, ce fut toujours sous le règne d'un sultan ou d'un monarque.

 

 

 

La jeune génération métamorphosée par la modernité occidentale

 

 

La tradition millénaire d'une société arabe, frappée d'immobilisme et de tribalisme par la prégnance de l'islam et de l'atavisme bédouin, ne sauraient s'effacer tout d'un coup. Elle persiste et fausse partiellement nos analyses de la situation actuelle. C'est qu'il n'a fallu qu'une génération pour que tout change ou du moins beaucoup de choses. Le décloisonnement du monde : par les voyages, les télécommunications omniprésentes – a fortiori depuis l'hégémonie d'Internet-, l'enseignement, la généralisation du productivisme –même si tous n'en profitent pas également-, la massification des médias et en particulier du cinéma. Rien n'y a résisté, même pas l'islam.

 

Du point de vue sociétal, nos actuels jeunes dont les ancêtres parfois n'étaient que le pion d'une tribu, sont devenus profondément individualistes. La vaste famille hiérarchisée a vécu et, comme chez nous, quand la famille subsiste c'est sous la forme de la famille nucléaire qu'elle s'impose. L'individualisme et les facilités techniques convergent pour que les enfants deviennent moins nombreux sinon même moins souhaités. La discrimination négative qui frappait la femme tend à s'estomper souvent à disparaître. Enfin, loin du consensus propre à l'Ouma, cette génération est pluraliste : individualisme oblige. Et puis, le grand nombre de jeunes qui croupissent dans le chômage ou dans le déclassement social, sont éminemment perméables aux revendications chroniquement clamées reproduisant les thèmes des partis de Gauche occidentaux.

 

Et que réclament-ils dans leur gesticulation ? Slogans et banderoles ne diffusent pas des thèmes idéologiques ou religieux. Je reviendrai sur ce dernier aspect. Comme en témoignent leurs clameurs et leurs drapeaux, ils sont nationalistes. Mais le panarabisme est passé de mode. La modernité occidentale a profondément marqué leur évolution sociologique. Ils n'en méprisent pas moins la corruption qui souille leur gouvernement.

 

Mais la grande affaire évidemment, c'est la démocratie. Elle résoudra tous les problèmes (tu parles) et émancipera enfin la liberté d'expression. Il est vrai qu'après 1962 et la déposition de Farouk, les dictatures militaires de Neguib, Nasser, Saddat et Moubarak n'ont pas apporté au peuple égyptien l'opulence dont jouit le citoyen allemand ou helvétique. Heureusement il y a un responsable, un seul, et il est identifiable. C'est le Président ! Pas un de ces révolutionnaires, semble-t-il, n'a l'air de prendre conscience qu'il ne suffit pas de brailler dans la rue et de brûler quelques voitures pour que l'arriération musulmane, la distance qui sépare la plupart des Arabes des carrières techniques ou scientifiques, un certain manque d'appétence pour le travail qui sont des caractéristiques réelles, pouvent aussi porter quelques responsabilités sur leurs conditions de vie décalées par rapport à l'Occident. Eliminons ces pensées malséantes et demeurons dans la simplicité schématique attrayante attachée au concept du bouc émissaire. Moubarak est parti et le miracle va s'opérer avec la démocratie.

 

Seulement, il y a un hic. Si la révolution s'est embrasée maintenant et partout simultanément dans le pays, c'est grâce aux réseaux sociaux principalement. Les incitations, les encouragements mutuels à l'action, les appels aux manifestations se sont écoulés par Facebook et Twitter.

Ainsi, ont été évités la médiation, la captation, les lenteurs et les hésitations de partis politiques d'ailleurs inexistants. Cela est bien beau et efficace. Mais après ? Il n'y a pas de leader, pas de parti politique, pas d'encadrement. Qui orientera, organisera, structurera une démocratie aussi nouvelle qu'incongrue dans un pays marqué – qu'il le veuille ou non – par un millénaire et demi d'islam ?

 

 

 

Et l'islam dans ce monde nouveau ?

 

 

L'islam-même évolue avec la nouvelle génération. Quiconque parle de l'islam, si superficiellement soit-il, ne manque pas de rappeler – comme je l'ai fait en tête de cet article – ce qui est la pierre d'angle de cette société de Mahomet : la confusion du domaine religieux et du domaine profane, c'est-à-dire politique et sociétal. Et bien le fait nouveau, totalement nouveau, avec la nouvelle génération, c'est que ce caractère intangible n'est plus totalement vrai maintenant et totalement battu en brèche. Les jeunes ne voient plus dans l'islam une idéologie politique susceptible de résoudre les problèmes de société. C'est dire déjà que la rupture est consommée dans cette fusion traditionnelle entre pouvoir religieux et pouvoir profane.

 

Pourtant, un fait d'observation courante, évident dans les rues et les lieux publics, atteste une ré-islamisation très poussée dans la population – par exemple de Tunisie ou d'Egypte – disons durant les trois dernières décennies. Ce sont ainsi les "progrès" dans le port du voile, la multiplication des mosquées et des prêcheurs, les émissions de télévision religieuses, etc.. Or, cette ré-islamisation bien réelle reste cantonnée aux domaines culturel et social. On a pu écrire que tout devenait religieux, des fast-food à la mode féminine ! La généralisation du religieux, c'est sa banalisation et celle-ci tend à déboucher sur une certaine désacralisation.

 

Chez les jeunes, l'approche de l'islam s'est individualisée. Chacun se construit sa foi. On recherche le prêche orienté vers la réalisation du moi, au grand dam d'Allah naguère "premier servi".

 

Cette banalisation de l'islam ravalée au rang d'un courant de pensée parmi d'autres, s'est accompagnée d'une autre "révolution" occultée par nos penseurs figés dans une tradition dépassée : l'islam n'est plus considéré comme l'acteur et l'idéologie susceptibles de fournir une solution politique au vide créé par l'évacuation des régimes autoritaires. Il faut l'accepter : la révolution est devenue séculière, même quand elle s'est attaquée à des dictateurs laïques. Pour ces jeunes, le divorce est consommé entre religion et politique.

Pas un appel à l'islam dans les slogans proclamés lors des manifestations pour la liberté, confinée à la réclamation de la liberté d'expression et de la démocratie. Et finalement, ce qui a coûté sa présidence à Ben Ali, ce n'est point tant son laïcisme que son autoritarisme politique qui ne faisait rien d'autre d'ailleurs que de s'opposer à l'éclatement de l'anarchie dévastant désormais cette malheureuse Tunisie…

 

 

 

Une certaine modernisation affecte même le "clergé" et les activistes de l'islam

 

 

Il serait blasphématoire sans doute de dire que mêmes les salafistes ont mis de l'eau dans leur vin. Constatons cependant qu'ils se concentrent maintenant sur la défense des valeurs religieuses.

A l'occasion des manifestations égyptiennes, ils ne semblent pas avoir proposé le moindre projet politique. Comment les jeunes de la société profane pourraient-ils les compter désormais parmi les acteurs susceptibles de participer à l'édification d'un nouveau régime ?

 

Parmi les extrémistes les plus radicaux, beaucoup ont quitté leur propre environnement social et l'élaboration de projets de régime pour aller s'engager dans la Djihad internationale. Ils se livrent avec une cruauté bien de chez eux à des actes de terrorisme avec A.Q.M.I.?

Que ce soit dans les solitudes (relatives) de la bande soudanaise, au Pakistan ou même en Europe. Al Khaïda ne s'est jamais préoccupé de projet politique adapté aux sociétés musulmanes.

 

Les Frères musulmans, la première obédience du radicalisme et l'une des plus actives dès sa création en 1928, ont considérablement évolué. Ils ont perdu le rôle hégémonique qui était le leur dans la société encore dans les années 80. En fait, en quatre-vingts ans, malgré leur puissance et leur prestige, ils n'ont pas remporté de succès "politique" notable.

La présente génération – que ce soient des Frères Musulmans eux-mêmes ou de leurs émules tel que le Enahda tunisien – a donc mis à la baisse ses objectifs et ses prétentions pour ne pas disparaître totalement de la société nouvelle et de ses bouleversements.

Dans les subversions révolutionnaires récentes, ils se sont rapprochés des autres mouvements inspirateurs ; c'est-à-dire que concrètement, ils ont quitté la transcendance d'où ils surplombaient tout le profane, pour se mettre en équivalence avec des mouvements parfois carrément laïcs. Redescendant sur la terre, des leaders tunisiens tel que Rached Gannouchi se contenterait de la position – déjà confortable – qu'occupent les islamistes en Turquie : Erdogan a su se placer au pouvoir en acceptant la démocratie, en promouvant le développement économique et un nationalisme strict.

 

Avalant et adoptant l'économie libérale – et son efficacité dans l'ordre productiviste –, les Frères Musulmans ne restent attentifs et intransigeants que dans le domaine des mœurs. La révolution islamique est un projet enterré et leur ralliement à la démocratie est consommé. Dès lors, s'étant ainsi ralliés au jeu démocratique, ils ne sauraient s'opposer à la liberté d'expression… et à la dégradation des mœurs dont elle accouche toujours. Ils sont tombés dans un piège.

 

On est fasciné par un certain parallélisme entre la révolution moderniste qu'a connu le catholicisme depuis quelques décennies – et à l'aval de celui-ci, l'affaissement sociétal tragique des pays occidentaux – d'une part et d'autre part les évolutions, les attiédissements et les renonciations fulgurants qui ont bouleversé radicalement les pays arabo-musulmans. Une société naguère très hiérarchisée et pétrifiée dans un immobilisme religieux a cédé la place à un courant par certains côtés soixante-huitard. L'attiédissement a affecté en profondeur les mouvements islamistes eux-mêmes. Ils n'ont pas eu besoin d'un concile pour perdre non seulement leur hégémonie mais même une partie de leurs principes. Tous ces observations vont dans le même sens et contribuent à démontrer l'extraordinaire puissance ravageuse des principaux paradigmes de la modernité à l'égard de toutes les traditions et de toutes les valeurs sacrées qui les sous-tendaient.

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